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Épinglage des noms

Les vacances se terminent exactement comme elles ont commencé : par un voyage en train. Bernard Turcotte, cinq ans, est au comble du bonheur. Pour la première fois, lui et ses parents, Maurice et Cécile, ainsi que sa petite sœur Denyse, âgée de quatre mois, ont fait le voyage jusqu’à Petawawa pour rendre visite à sa grand-mère à Noël. La famille a économisé pour payer le trajet et, maintenant, ils rentrent chez eux à Ottawa, car son père doit retourner au travail lundi.

Photographie de Denyse Turcotte dans une chaise d’enfant, 1942

La jeune Denyse Turcotte, août 1942

Ils sont assis à côté de la plus gentille famille, celle des O’Brien, dans le dernier banc de la dernière voiture du train. Quand Bernard se retourne, il peut voir le paysage défilé par la fenêtre de la porte arrière! Mais il n’y a pas grand-chose à voir ce soir, car le temps est trop sombre et orageux. Il est trop occupé à s’amuser avec les O’Brien de toute façon. Les familles rient et entonnent des chants de Noël.

Ils arrivent à la gare d’Almonte et Bernard demande à sa mère s’il peut ouvrir la porte arrière et regarder les alentours du balcon. Bien sûr, lui répond-elle. Il fait si froid que l’aventure ne dure pas longtemps. Il ferme la porte aussi vite qu’il l’a ouverte. Mais il voit quelque chose qui est différent. Une lumière vive se dirige vers eux. Il a juste le temps de demander à sa mère ce que c’est avant l’impact.

La voiture arrière semble exploser et les Turcotte sont projetées hors du train dans la neige. Bernard et ses parents sont horriblement blessés.

Denyse ne survivra pas à l’accident.


Une main secourable

De l’autre côté de la rivière, Florence Illingworth se lave les cheveux lorsqu’elle entend l’impact. Elle a l’habitude d’entendre les bruits de la gare; l’eau transporte tous les sons et elle les entend aussi clairement que si elle se tenait sur le quai, mais elle n’a jamais rien entendu de tel auparavant.

Elle vient de sortir de chez elle que déjà des voitures et des camions la dépassent sur le chemin de l’hôpital Rosamond, à deux maisons de là. Elle enveloppe ses cheveux humides dans un béret et se précipite pour voir si elle peut aider. C’est le chaos. Les infirmières ont grandement besoin d’un coup de main.

Les quatre membres de la famille Turcotte assis pour un portrait, 1946

La famille Turcotte après l’accident, 1946

 

Florence travaille toute la nuit au sous-sol de l’hôpital, où de nombreux blessés graves sont transportés. C’est là où elle rencontre Maurice et Bernard.

Florence reste en contact avec la famille Turcotte et, en janvier 1944, deux ans après l’accident, Florence fait le récit de ses souvenirs de cette nuit dans une lettre adressée à Cécile Turcotte…

« J’ai soigné votre mari. Ses os lui transperçaient la peau [des jambes] et sa tête était aussi blessée. Il était sur un lit et pendant que nous étions là, il m’a entendu parler à Bernard. Il s’est soulevé et a dit : “J’entends mon fils”, et Bernard a dit “Je suis là, papa.” Nous ne pensions pas que Bernard était si grièvement blessé, car il avait dit : “Je vais bien. J’ai été projeté dehors sur la neige.” Mais un peu plus tard, je n’ai pas aimé ce dont il avait l’air, et j’ai appelé le DMacDowall. Nous avons alors coupé son habit de neige, puis nous avons vu qu’il était gravement blessé. Nous lui avons alors fait des bandages et l’avons mis sous morphine. Il était allongé sur des couvertures posées sur le sol au pied du lit de son père. Cela m’a vraiment bouleversée quand je l’ai entendu dire “Je suis là, papa”, car nous ne connaissions pas encore les noms des blessés. Dès que nous avons su les noms, nous les avons épinglés sur les blessés avant qu’ils ne puissent nous les dire eux-mêmes.

Les blessés étaient affreux à voir. Ils portaient des traces de fumée et étaient enduits d’une substance huileuse. Leurs cheveux étaient crasseux, entremêlés de sciures de bois (ou quelque chose comme ça) et tâchés de sang. C’était terrible. Je suis certaine que votre mari et Bernard ou quiconque d’autre ne se souviendront d’aucun d’entre nous. J’ai donné à votre mari des cuillerées de chocolat chaud pour aider la morphine à agir. Le médicament n’apportait pas de soulagement aux blessés en raison du choc qu’ils venaient de subir.

Votre mari m’a demandé de vous trouver, mais je n’arrivais pas à vous localiser. Je savais cependant que votre bébé était dans la salle d’opération. Ma voisine, Mme McLaughlin, a pris grand soin de lui jusqu’à sa mort. Il n’y avait aucune marque sur la pauvre petite âme. Ses blessures étaient internes. Mme McLaughlin m’a dit que votre bébé était adorable.

Un pauvre homme m’a demandé : “Que s’est-il passé?” Je lui ai dit : “Oh! vous avez eu un accident et vous êtes à l’hôpital d’Almonte”. C’est tout ce que j’ai eu le temps de lui dire avant sa mort. Je ne l’oublierai jamais, ces pauvres gens mutilés. Je ne comprendrai jamais comment ils ont survécu aussi longtemps. Il y en avait dix-sept au sous-sol où j’étais. Les personnes les plus grièvement blessées y étaient transportées. »